Daniel Cordier, Compagnon de la Libération, nous a quittés
Ancien résistant secrétaire de Jean Moulin pendant la seconde guerre mondiale
Par Jean-Yves Sardella, délégué général adjoint de Savoie
"Je n’ai pas commis d’autre exploit que celui de rester libre."
Daniel Cordier, né le 10 août 1920 à Bordeaux et mort le 20 novembre 2020 à Cannes.
Ancien Camelot du roi, il s'engage dans la France libre dès juin 1940. Secrétaire de Jean Moulin en 1942-1943, au contact de qui ses opinions ont évolué vers la gauche, il lui a consacré une biographie en plusieurs volumes de grande portée historique. Fait compagnon de la Libération en 1944, il est, après la guerre, marchand d'art, critique, collectionneur et organisateur d'expositions, avant de se consacrer à des travaux d'historien.
Un jeune membre de l'Action française
Issu d'une famille de négociants bordelais, royalistes maurassiens, Daniel Bouyjou-Cordier fait ses études dans différents collèges catholiques. Il prend dans le même temps le nom de son beau-père Charles Cordier, second mari de sa mère, Jeanne Gauthier.
Le traumatisme de la défaite de juin 1940
En juin 1940, il se trouve avec sa famille à Bescat, attendant avec impatience son incorporation prévue le 10 juillet. Le 17 juin, il écoute à la radio le premier discours du maréchal Pétain. Il s'attendait de la part du vainqueur de Verdun, à une volonté de poursuivre la guerre. Il en est totalement révolté par la demande d'armistice. Le jour même, il imprime et diffuse un tract « contre Pétain ».
Il espère que l'Empire français continuera la guerre. Ainsi, avec une quinzaine de camarades, il embarque le 21 juin à Bayonne sur un navire belge, le cargo Léopold II, qui devait aller en Algérie. Le bateau fait finalement route vers l'Angleterre. Daniel Cordier – il vient d’adopter ce patronyme - fut l’un des premiers Français à rallier les Forces françaises libres.
La Résistance
Débarqués au sud des Cornouailles à Falmouth le 25 juin, les jeunes gens s’engagent à Londres le 28 dans la « Légion française », embryon des Forces françaises libres.
"Je suis le fils de la guerre de 1914. Mon enfance, ce sont les monuments aux morts, les mutilés, etc. Alors, en 1940, quand la France a perdu la guerre qu'elle avait gagnée 20 ans plus tôt, ça a été pour moi insupportable", confira-t-il.
Il est affecté au bataillon de chasseurs alors en formation et arrive début juillet à Delville Camp (Aldershot), pour y suivre un entraînement jusqu'à la fin du mois. Il obtient le grade de Lieutenant.
Mais dès le 30 juillet 1942, à Lyon, il rencontre celui que de Gaulle a chargé d’unifier les mouvements de résistance intérieure. Venu pour lui remettre des documents, Cordier découvre une personnalité simple, directe, souriante qui l’invite aussitôt à dîner et le teste. Le jeune homme se livre sans fard. Cette franchise plaît et « Rex », alias Jean Moulin. Il sera aussitôt recruté comme secrétaire. Sans doute discerne-t-il immédiatement l’idéalisme de Cordier, son dévouement et sa fidélité à sa mission.
Durant plus de dix mois, ils vont travailler ensemble à la mission capitale fixée par Londres. Collaborateur inestimable par sa rigueur et son dévouement, Cordier, qui a choisi « Alain » comme identité de clandestinité en référence au philosophe, seconde le « patron », pour mettre sur pied un état-major clandestin, sans moyen et quasiment sans personnel au départ. Patiemment, il gère courrier et liaison radio, étoffant tant à Lyon qu’à Paris l’équipe pour sa plus grande efficacité, attribuant les subsides quand Moulin est absent. Ce qui ne lui vaudra pas que des amis.
Ce long travail aboutit à la fondation du Conseil national de la Résistance (27 mai 1943). Témoin privilégié de la naissance du CNR, comme des luttes âpres qui l’ont freinée, Cordier connaît si bien le fonctionnement de la Résistance et les liens, plus ou moins délicats, qu’entretiennent entre eux les différents courants, qu’il devient indispensable. Malgré l’hostilité de beaucoup qui s’affiche dès l’arrestation de Jean Moulin à Caluire en juin 1943, Cordier reste en place et poursuit auprès de Claude Bouchinet-Serreulles, successeur par intérim de Jean Moulin, sa mission en zone Nord comme secrétaire de la Délégation générale de France. Resté jusqu'au 21 mars 1944 au service du successeur de Moulin à la délégation générale, Cordier passe les Pyrénées en mars 1944. Mais il est arrêté est interné à Pampelune puis au camp de Miranda de Abro en Espagne dans la province de Burgos. Il arrivera cependant à rejoindre la Grande-Bretagne.
Quand il arrive à Londres, à la mi-mai, il est nommé chef de la section des parachutages d’agents du BCRA. Il se prépare à la confrontation physique à l’ennemi qui était son premier vœu en 1940. Mais il doit patienter, manque le Débarquement, comme le parachutage sur les zones de combat et ne regagne la France qu’en bateau, par Le Havre, pour rejoindre Paris début octobre.
En novembre, il devient compagnon de la Libération par décret du général de Gaulle et retrouve le colonel Passy, promu à la tête des services secrets, qui le prend comme chef de cabinet. A la Direction générale des études et recherches (DGER), dont Jacques Soustelle prend la tête en novembre 1944, Cordier découvre le monde des espions et des agents secrets. Il est même envoyé en Espagne évaluer la solidité du régime de Franco pour de Gaulle. Un rapport qu’il conservera comme un trésor.
Mais ce milieu n’est pas pour lui. De fait, il démissionne de son poste après le retrait politique du général de Gaulle en janvier 1946.
Après-guerre
À l'occasion du procès de René Hardy en 1947, il dépose dans le sens de sa culpabilité dans l'affaire de Caluire. Il conclura à nouveau à cette culpabilité des décennies plus tard « en [son] âme et conscience », cette fois après de longues recherches historiques.
Convictions politiques
Comme il le raconte dans Alias Caracalla, ses convictions évoluent au fil de ses rencontres et de ses expériences. Il abandonne ses positions royalistes et maurassiennes, car Charles Maurras « trahit » en soutenant le maréchal Pétain, ainsi qu'à cause de l'antisémitisme présent dans ce milieu.
Peintre et marchand d'art
Sitôt les hostilités finies, il commence une carrière de peintre, s'inscrit à l'académie de la Grande Chaumière en 1946, en même temps qu'il achète sa première œuvre, une toile de Jean Dewasne, au Salon des Réalités nouvelles.
« Jean Moulin fut mon initiateur à l'art moderne. Avant de le rencontrer, en 1942, j'étais ignorant de cet appendice vivant de l'histoire de l'art. Il m'en révéla la vitalité, l'originalité et le plaisir. Surtout il m'en communiqua le goût et la curiosité », écrit Daniel Cordier, en 1989, dans la préface du catalogue présentant sa donation au Centre Pompidou.
Pendant dix ans, Cordier peint et collectionne : Braque, Soutine, Rouault, De Staël.
Ainsi en ce mois de novembre 1956, Daniel Cordier, en ouvrant sa première galerie, se lance dans ce qui allait être une brillante carrière de marchand d’art. Après une première exposition consacrée à Claude Viseux, il expose, conjointement Dewasne, Dubuffet et Matta. Pendant huit ans, nombre d’artistes, pour beaucoup découverts, lancés et soutenus par Cordier, se succéderont dans la galerie. Mais pour des raisons économiques et financières, mais aussi du fait du manque d’intérêt qu’il ressent, en France, pour l’art contemporain, en juin 1964 il se tourne vers l’organisation de grandes expositions.
Il fut un ami de Roland Barthes et le tuteur du jeune Hervé Vilard qu’il encouragera dans sa démarche de devenir chanteur.
Travaux sur Jean Moulin
À la fin des années 1970, choqué par ce qu'il considère comme des calomnies contre Jean Moulin (en particulier les accusations d'Henri Frenay, qui en fait un agent crypto-communiste), Cordier entreprend des recherches historiques pour défendre la mémoire de son ancien patron.
En possession des archives de Jean Moulin, Daniel Cordier a pu livrer, après des années d'un travail acharné, une somme biographique monumentale qui a profondément renouvelé l'historiographie de la Résistance et qui entend faire définitivement litière des diverses légendes cherchant à salir la mémoire du premier président du CNR.
Anciens résistants à l'épreuve de la mémoire
L'originalité de Daniel Cordier, en tant qu'historien-témoin, est de refuser radicalement le témoignage oral et de ne faire qu'un usage très restreint de ses propres souvenirs. Il insiste sur l'imprécision et les déformations de la mémoire humaine, qui rendent impossible l'établissement d'une chronologie précise, pourtant indispensable pour éviter les confusions et les anachronismes qui brouillent la reconstitution des processus de décision.
D'ailleurs, beaucoup de résistants ont rayé de leurs mémoires certains épisodes importants, fussent-ils parfois à leur honneur — ainsi Daniel Cordier, lors d'un colloque en 1983 sur le CNR, dut mettre sous les yeux incrédules de Christian Pineau le document écrit qui prouvait que ce dernier avait songé le premier (fin 1942) à un projet de Conseil de la Résistance. Pineau, sans se souvenir de l'épisode, refusa malgré tout de le croire.
Enfin, après la guerre, bien des chefs de la Résistance ont privilégié une vision unanimiste de l'épopée clandestine. Ils auront préféré taire les querelles, les rivalités, les divergences politiques et stratégiques qui les avaient opposés entre eux ou à Londres, et que pourtant révèlent des documents. Ou bien, inversement, ils ont pu projeté sur le passé leurs perceptions et leurs convictions acquises rétrospectivement.
Une œuvre reconnue
Le travail de Daniel Cordier a été boudé ou critiqué par d'anciens camarades, qui lui ont reproché d'avoir nui à l'unité des anciens résistants.
D'autres ne manquèrent pas d’avancer, qu’il aurait visait de défendre et de justifier l'œuvre et les thèses de Jean Moulin, quant à une mise sous tutelle de faits de la Résistance intérieure française par la France libre à l'occasion de l'unification. Tout cela aux dépens de ceux qui avaient pu entrer en désaccord avec Moulin, et soutenaient des projets concurrents.
Cependant, l'œuvre de Cordier est très largement saluée par les historiens, pour ses informations, son perfectionnisme et ses qualités d'écriture et d'analyse. Au-delà de la défense d'une figure héroïque et emblématique de la Résistance et de l'histoire de France, elle est un jalon incontournable pour l'historicisation du combat de l'« armée des ombres ».
Plusieurs volumes paraitront entre 1983 et 1999 : L’Inconnu du Panthéon et La République des catacombes, tous centrés sur la figure de Jean Moulin. Son œuvre, se défiera du témoignage seulement humain
En 2018, il accompagnait le président de la République au Mont-Valérien, près de Paris, au Mémorial de la France combattante. Le chef de l'État profitera de ce jour de commémorations de l'Appel du 18 juin pour l'élever au plus haut grade de la Légion d'honneur.
Il est prévu que le dernier des Compagnons qui décédera soit inhumé au Mont-Valérien, qui fut le principal lieu d'exécution de résistants et d'otages par l'armée allemande durant la Seconde guerre mondiale.
En 2020, lors des commémorations des 80 ans de l'appel du 18 Juin, le premier ministre britannique Boris Johnson annonce que les quatre derniers compagnons de la Libération, Edgard Tupët-Thomé, Pierre Simonet, Hubert Germain et Daniel Cordier, sont nommés membres honoraires de l'ordre de l'Empire britannique. La décoration est remise à Daniel Cordier par Ed Llewellyn, ambassadeur du Royaume-Uni à Paris, chez lui à Cannes, le 7 juillet 2020.
A ce jour, le dernier compagnon survivant est Hubert Germain.
Décorations
- Grand-croix de la Légion d'honneur (2017; chevalier en 1945, officier en 1996, commandeur en 2008, grand officier en 2012).
- Ordre de la Libération 2nd ribbon.svg Compagnon de la Libération (1944) ; chancelier d'honneur de l'ordre de la Libération de 2017 à sa mort.
- Croix de Guerre 1939-1945 ribbon.svg Titulaire de la Croix de guerre 1939-1945.
- Ordre de l'Empire britannique (civile) Ordre de l'Empire britannique à titre civil (2020).
Daniel Cordier en quelques dates
- 10 août 1920 Naissance à Bordeaux
- 1940 Engagement dans la « Légion française » en Angleterre
- 1942-1943 Secrétaire de Jean Moulin
- 1944 Compagnon de la Libération
- 1946 Achète ses premières toiles (Jean Dewasne, Nicolas de Staël)
- 1956-1964 A la tête de sa propre galerie à Paris, il est actif en Europe comme aux Etats-Unis
- 1977 Henri Frenay accuse Jean Moulin d’avoir été « cryptocommuniste »
- 1983 Publie Jean Moulin et le Conseil national de la résistance (CNRS éd.)
- 1989 Don d’une partie de sa collection d’art (514 objets) à Beaubourg
- 1989-93 Jean Moulin - L’Inconnu du Panthéon (JCLattès, 3 vol.)
- 1999 Jean Moulin. La République des catacombes (Gallimard, « La suite des temps »)
- 2009 Alias Caracalla - Mémoires 1940-1943 (Gallimard, « Témoins »)
- 2013 De l’Histoire à l’histoire (Gallimard, « Témoins »)
- 2014 Les Feux de Saint-Elme (Gallimard)
- 20 novembre 2020 Mort
Sources :
- Philippe-Jean Catinchi - Le Monde 20 nov 2020.
- - Eric Anceau, « Entre ici, Daniel Cordier, au Panthéon des Français libres ! » [archive], sur Le Figaro.fr, 21 novembre 2020..
- - François-Guillaume Lorrain, « L'ancien résistant et compagnon de la Libération Daniel Cordier est mort » [archive], sur Le Point, 21 novembre 2020.
- - Le Point magazine, « Du 17 juin au 18 juin 1940, de la résignation à l'espoir » [archive]- Le Point, 18 juin 2010..
- -Mark Seaman, Bravest of the Brave, Oxford, Isis Large Print Books, 1997, 409 p. (ISBN 978-0753150498),p. 100.
- - Jean-François Chevrier, Bernard Réquichot, zones sensibles, p.258 et 260, Flammarion,avril 2019
- - Brigitte Gilardet, Réinventer le musée,
- - François Mathey un précurseur méconnu (1953-1985), p.419 et p.427 à 428, édition les presses du réel, 2014.
- - Josyane Savigneau, « Barthes, le perturbateur », Le Monde, 18 juin 2015 (lire en ligne [archive]).
- - Paris Match, « Hervé Vilard - “Dado m'a sauvé de la misère” » [archive]
- - « Daniel Cordier : «Je suis un homme libre» » [archive], sur Libération.fr, 5 mai 2014
Photos :
- 1 D. Cordier – Le Monde 2018
- 2 D.C. 1932
- 3 D.C. 1932 Archives - Coll privée
- 4 D.C. Décret Compagnon de la Libération 1944 – Archives
- 5 Croix de la Libération – Archive
- 6 D.C. et Jean Dubuffet 1972-Getty Image
- 7 D.C. 1942 0 Lyon – AFP
- 8 D.C. 1945 – AFP
- 9 Livres – Archives
- 10 D.C. 2018 – Photo Belga